Tro(m)peries

Dans mon entrée précédente, je parlais de la méconnaissance de la SF par les critiques littéraires. Mais j’ai continué de réfléchir et de retourner les idées dans tous les sens dans ma tête. Je me suis interrogée sur ce que cela signifie de bien connaître la science-fiction et comment les auteurs misent là-dessus. En poussant plus loin, je me suis demandé s’il n’y aurait pas moyen de pousser cette idée et d’utiliser la connaissance du genre contre le lecteur ou la lectrice.

Dans Lector in Fabula, Umberto Eco (vous allez trouver que je suis obsédée, parce que j’en parlais aussi la dernière fois) affirme que le travail de l’auteur est d’organiser sa fiction autour d’une série de codes qui sont connus du lecteur potentiel (idéal) et qui lui permettent d’interpréter le texte de manière optimale. Dans L’empire du pseudo, Richard Saint-Gelais se concentre sur le type d’«encyclopédie» (savoir du lecteur) spécifiques à la science-fiction et comprenant aussi ce qu’on appelle les «fabulas» (ou «isotopies narratives»).

La science-fiction, telle que décrite depuis au moins les années soixante-dix (par Darko Suvin entre autres) est peut-être un genre fondé sur l’«innovation cognitive» entretenant constamment la soif de nouveauté (ou «novum») de son lecteur, elle n’en est pas moins ancrée sur une certaine dose de savoir pré-existant; surtout après au moins un siècle de SF, ce savoir est souvent toujours-déjà science-fictionnel.

Mais qu’est-ce qui arrive lorsque l’auteur, plutôt que d’avoir recours à l’encyclopédie comme à un raccourci narratif, l’utilise pour berner son lecteur; lorsque l’auteur prépare le terrain pour une fabula voire un sous-genre donné pour ensuite soigneusement la détourner? J’ai réfléchi aux récits que j’ai lus dans ma vie, et il m’est venu très vite trois exemples québécois. Je pense entre autres au roman Les voyageurs malgré eux d’Élisabeth Vonarburg, qui se présente d’abord comme une uchronie canadienne classique pour se transformer en histoire extrême de contact avec une entité extraterrestre. Il y a aussi Les jours de l’ombre de Francine Pelletier, où la fabulation de mutation initiale se mue en un récit de la supercherie historique. Dernier exemple (mais j’attends vos suggestions!) «Le pierrot diffracté» de Laurent McAllister : c’est une dystopie urbaine qui se désagrège complètement à la fin pour se changer en l’histoire… de ce qu’il ne faut pas faire dans une histoire; etc. (ce dernier exemple est amusant parce que Yves Meynard, une des deux têtes qui composent le nom de plume McAllister, a aussi fait paraître « Comment ne pas écrire des histoires » dans Solaris!).

Ces exemples de tromperies encyclopédiques, d’histoires qui non seulement s’écartent des isotopies narratives pré-négociées mais s’éloignent du sous-genre pré-établi, montrent comment les auteurs de SF sont habiles à un niveau méta- (d’où les difficultés réelles des profanes à lire de la SF?).

Méfiez-vous de mes prochaines fictions!

Le nouveau et le novum

On peut faire quelque chose de neuf et d’intéressant sans que cela soit particulièrement science-fictionnel. Ou avant- gardiste. Il y a eu des moments où la science-fiction a croisé de manière plus radicale l’avant-garde et a frayé avec la nouveauté ou le difficilement reconnaissable, et deux de ces moments étaient sans doute ceux de sa double fondation, en 1818 avec le Frankenstein de Mary Shelley, et à la fin des années vingt (1929) lorsque la notion est apparue « en toutes lettres » (sans mauvais jeu de mots par rapport au festival) dans Science Wonder Stories sous la plume de Hugo Gernsback : voilà un moment de nouveauté inattendue projetant l’humanité vers quelque chose qui n’avait pas encore été réalisé. Parmi les autres moments, on retrouve l’époque de la New Wave des années soixante, inspirée de la Nouvelle vague en cinéma, où la science-fiction, après avoir poussé très loin l’exploration de contenus jusqu’à être pratiquement rejointe par la réalité des cosmonautes et des astronautes, était maintenant placée devant la nécessité de renouveler ses formes. Un autre moment fort est constitué par la naissance du mouvement cyberpunk, terme qui n’est pas né sous la plume des écrivains « bizarres » William Gibson ou Bruce Sterling, mais bien après-coup, comme façon d’étiqueter leurs percées en avant.

L’avant-garde comme la science-fiction ne sont pas juste question de nouveauté, mais aussi de déplacement de paradigme. Il faut une nouveauté spéciale, si je puis dire. Il y a une notion de science-fiction utile à cet égard, empruntée à Ernest Bloch par Darko Suvin a la fin des années soixante-dix et souvent reprise: le novum se présente comme le dit Bloch, comme « la nouveauté inattendue qui chasse l’humanité de son présent pour la projeter sur ce qui est encore irréalisé » [« the unexpectedly new, which pushes humanity out of its present toward the not yet realized…a blankness of horizon of consciousness »], donc, en quelque sorte, comme une nouvelle façon de frapper l’imagination par un effet de distanciation cognitive.

L’avant-garde n’est peut-être pas dans la nouveauté, mais elle se trouve dans la volonté d’avoir un regard neuf. Je repense à Borges et à son Pierre Ménard auteur du Quichotte, et je me dis qu’il pourrait s’agir d’une œuvre d’avant-garde en fonction non pas du résultat mais de la situation de communication. D’une certaine façon, on demande, dans un monde idéal, à chaque œuvre de SF d’être à l’avant-garde au sens militaire sinon d’avant-garde au sens esthétique. Mais l’avant-garde est aussi dans l’œil de celui ou celle qui regarde; c’est une question de lecture et d’encyclopédie (au sens ou l’entend Eco). Le novum paraitra plus ou moins sidérant selon les lecteurs. Et certains lecteurs seront frappés d’un excès d’étonnement: « Mais où prenez-vous donc toutes ces idées » demande le visiteur du salon du livre ou de la galerie. « Hélas », doit-on souvent répondre en tant que créateur ou créatrice, « dans les œuvres qui m’ont précédée, excepté peut-être cette petite idée-la ».

Cependant, s’il y a une stupéfaction excessive (ou un manque de sens historique) devant ce qui paraît novateur mais ne l’est pas ou que peu, il y a aussi, à l’autre bout du spectre, l’absence de reconnaissance de l’œuvre dans son ensemble par « excès » de nouveauté. Pour que la nouveauté opère, il faut que l’œuvre soit reçue, à la fois comme nouveauté et comme œuvre tout court, dit Bourdieu qui parle d’œuvres « raisonnables ».

Lorsqu’on lit de la science-fiction, on peut parfois s’étonner qu’elle n’aille pas plus loin. Qu’alors même qu’elle décrit « where no man has gone before » pour citer le credo de Star Trek, elle se présente parfois sous une forme bien peu nouvelle. Mais c’est peut-être qu’il faut doser le novum pour rester en fragile équilibre entre l’ébahissement et l’irreconnaissable.