Sous la forme du clin d’oeil

J’ai fini par aller voir The Shape of Water. Je me suis laissé prendre par l’histoire. Je suis une romantique finie! En plus, j’ai vu le film au Cinéma du Parc à Montréal, dont le côté vieillot convenait parfaitement à l’ambiance du film.

Quand mon cerveau s’est remis en action, tandis que les larmes séchaient au coin de mon oeil, je me suis prise à réfléchir à toutes les allusions divertissantes insérées dans le film. Comme je l’ai vu après tout le monde, tout cela avait déjà été repéré par d’autres, bien sûr. Voici donc une simple liste:

Par contre, j’ai vu très peu d’articles qui se penchent de manière substantielle sur le léger fétiche du personnage pour les jolies chaussures. Pourtant, c’est un aspect essentiel. La collection de chaussures est une des premières choses que l’on apprend à propos d’Elisa, le personnage principal. En la voyant s’attarder devant les vitrines, on comprend que le soulier est pour elle un objet de sublimation. C’est aussi, avec leurs numéros de danse à claquettes, un élément central des comédies musicales qui passent en arrière-plan à la télé, et aussi de l’intermède dansé dans le film.  À la fin (pardon de vendre un punch), ce n’est pas pour rien qu’elle perd un de ses souliers lorsqu’elle va rejoindre son amoureux dans l’eau.

Cela me rappelle qu’il manque un élément à ma liste:

Surtout n’hésitez pas à m’écrire ci-dessous pour m’aider à compléter ma liste intertextuelle!

Les recettes des trucs étranges

Je n’ai pas détesté Stranger Things de Matt et Ross Duffer autant que d’autres, mais je ne l’ai pas aimée autant que plusieurs. Je trouve en fait que c’est une série potable et ordinaire. Dark création de Baran bo Odar et Jantje Friese diffusée cette année, en revanche, m’a impressionnée. Les deux séries m’ont rappelé d’autres émissions récentes que j’avais aimées pour des raisons plus ou moins similaires.

Je suis en retard. J’aurais dû prendre le temps de regarder Stranger Things à sa sortie en 2016 sur Netflix.  Je ne serais pas ici aujourd’hui à en parler après tout le monde. Mais les jours sont courts et la vie est remplie d’activités passionnantes. Il faut dire aussi que, à l’époque, notre ami Patrick Senécal, dont je suis les péripéties sur Facebook, m’en avait un peu enlevé l’envie. Toutes les fois où il en a eu l’occasion, il s’est fait un devoir de critiquer sévèrement la série.

« Il y a un effet de mode là-dedans, affirme Patrick Senécal. Prenez la même histoire et enlevez les références aux années 1980 : c’est assez plate comme scénario ! Et les personnages sont clichés ! Il y a là-dedans un trip artsy de gens qui se targuent de voir les références. Oui, ils les voient, mais elles sont plates, ces références-là ! »

—Patrick Senécal,  Le Devoir.

À la même époque, si j’avais lu l’article ci-dessus dans lequel il est cité, j’aurais toutefois trouvé aussi la critique inverse, qui en fait un chef-d’oeuvre.

« Il commence à y avoir de l’enflure, mais on peut dire que c’est la meilleure série de 2016, que c’est la quintessence de ce qui se fait aujourd’hui », avance Pierre Barrette, docteur en sémiologie et professeur à l’École des médias de l’UQAM.

—Pierre Barrette, cité dans Le Devoir.

Le buzz autour de la série a perduré et, depuis que la deuxième saison était sortie le mois dernier, j’avais envie de voir de quoi il en retournait. Disons que je suis plus d’accord avec Patrick Senécal qu’avec ceux et celles qui acclament la série inconditionnellement, mais en même temps je ne veux pas renier le plaisir que j’ai eu à la visionner.

Je l’ai regardée comme je lis ou écris: en rafale. Deux jours presque non-stop (il fallait bien que je dorme un peu!) à m’immerger dans la vie des habitants de Hawkins, Indiana. J’ai embarqué dans cette histoire qui croise la série télévisée Chair de poule et l’univers lovecraftien. Tous les éléments sont là: une bande de jeunes amis nerds et reject, des bullies ado et pré-ado, un prof modèle, une mère surmenée mais aimante, une adolescente douée qui veut s’encanailler, un policier mélancolique au grand cœur, une enfant avec des pouvoirs psi, et des méchants très méchants. Est-ce que j’oublie quelque chose? Ah oui, quelques autres faire-valoir et une porte ouverte malicieusement vers un univers parallèle sombre. La deuxième saison reprend essentiellement les mêmes éléments, sauf que les méchants ont plus ou moins disparu pour faire place à la vilenie des créatures chtuluesques (et même là, il y en a une qu’on aurait presque envie d’apprivoiser, comme tente de le faire Dustin, un des garçons de la bande).

Je ne vous raconterai pas l’histoire: il y a suffisamment d’articles et de sites qui le font, et puis, vous n’avez qu’à aller voir la série! Je ne ferai pas de critique en règle: là aussi, les sources ne manquent pas. J’avais envie de vous parler des références au cinéma des années quatre-vingts qu’on retrouve un peu partout, mais encore là, j’ai été devancée.

Alors je vais me contenter de vous dire que j’ai passé de bons moments à regarder cette série qui s’amuse à faire des clins d’oeils rétro mais qui ne réinvente rien. Je dirais même que le fait de camper la série dans les années quatre-vingts (1983 pour être exacte) est souvent une excuse pour reprendre des clichés et ne pas remettre en question les rôles sociaux, par exemple.

Puis, je vais vous faire une confidence: j’ai vu Stranger Things après avoir regardé Dark qui, elle, m’avait soufflée. Cette série allemande, aussi diffusée sur Netflix, ose aller là où la série américaine n’a pas voulu aller: la violence cachée des petites villes, les secrets de famille, la dureté de l’adolescence, la cruauté de l’histoire. Le passage par les années quatre-vingts (1986 dans ce cas-ci) est justifié par des voyages temporels cycliques (pardon si je viens de vendre un punch).

Ces deux séries me font penser à deux autres séries relativement récentes: Les rescapés (écrite par Frédéric Ouellet et diffusée à partir de 2010) et Les revenants (créée par Fabrice Gobert et diffusée dès 2012). À elles quatre, ces émissions produites par quatre cultures bien différentes sont sans doute un bon baromètre des goûts occidentaux en matière de séries fantastiques. Elles permettent d’entrevoir la recette. Les rescapés ont en commun avec Stranger Things et Dark le côté rétro, et, dans le dernier cas, la rencontre du passé et du présent, en mode fantastique mais aussi par le clin d’œil, par la voie de la musique et de la mode notamment. C’est cependant avec la série allemande que la série québécoise a le plus de lien, comme si la seconde avait servi d’inspiration à la première, ce qui est peu probable. Si, dans Stranger Things, la faille temporelle (ou vers un univers parallèle) a pour origine les pouvoirs extrasensoriels, dans Les rescapés et dans Dark, on exploite la questions des trous de ver pour expliquer les voyages dans le temps et, dans les deux cas, il est question de physique quantique. Si, dans Les revenants, le fantastique n’est jamais expliqué, dans les trois autres séries, il a un fondement scientifique; même les pouvoirs extrasensoriels de Eleven sont étudiés en laboratoire.  Les revenants a cependant en commun avec Les rescapés et Dark la présence d’un prêtre sombre, qui semble tirer les ficelles ou profiter de la situation. Dans ces deux dernières séries, c’est un personnage d’homme d’église qui est à la source de la faille temporelle. Sauf pour Les rescapés, toutes les séries se déroulent en vase clos: Hawkins, Winden, et la ville dont on ne connaît pas le nom dans Les revenants sont toutes des villes coupées du monde et oubliées par le temps. Dans tous les cas, on a des exemples de familles dysfonctionnelles, mais aussi de relations troubles entre membres d’une communauté. Point commun entre toutes les séries: des personnages de jeunes qui , tels les quatre pré-ados nerds de Stranger Things, Victor dans Les revenants, Charles Boivin dans Les rescapés et Jonas Kahnwald  dans Dark comprennent beaucoup plus vite et en savent beaucoup plus long que les adultes.

Les éléments de recettes gagnantes, semble-t-il.

 

Les vaisseaux communicants de Ricardo

Je vais vous faire une confidence: je me cherche. Chaque fois que je visite une librairie, je vérifie si mes romans y sont. Mon plus récent roman date de l’an dernier. Je ne me retrouve généralement pas sur les rayons.

Je ne blâme pas les librairies: il faut de l’espace pour étaler tous ces livres que les auteurs et auteures n’arrêtent pas de publier sans suffisamment lire ceux des autres. (Méchanceté gratuite: la plupart des écrivains et écrivaines que je connais sont aussi avides de lecture, et c’est le reste du monde qui ne lit pas assez.) À moins que le bouquin ait fait parler de lui de manière significative ou que que ce soit un classique, un livre reste environ trois mois dans les librairies. Ensuite, on ne garantit plus rien. Il arrive que, par chance, il en subsiste un exemplaire sur les tablettes d’une ou deux succursales des grandes chaînes. Sinon, il faut le chercher à l’entrepôt, en commande spéciale.  Les librairies sont avant tout des commerces, et on garde ce qui se vend.

Il m’est arrivé de me chercher dans les catalogues. Et alors, il se passe parfois quelque chose de très amusant. À une ou deux reprises, les libraires m’ont menti. Il m’est déjà arrivé de me faire répondre que j’étais épuisée, alors que je sais très bien que mon éditeur a des piles de moi dans son propre entrepôt. C’est juste que certaines grandes chaînes nationales semblent se baser sur leurs propres stocks, en oubliant l’existence des petits distributeurs: si le livre n’est pas dans leur inventaire, il n’existe pas.

Mais il m’arrive parfois quelque chose de plus particulier: je ne suis pas là où je penserais me trouver. Hier, par exemple, j’ai trouvé Les vaisseaux communicants dans la section cuisine. Remarquez, je ne suis pas la première à être mal classée: je déplace constamment les romans policiers d’Isaac Asimov de la section «science-fiction» à la section «polar», de même que tous les romans dits de «littérature générale» vers la section qui correspond à leur genre. Les œuvres de George Orwell, Margaret Atwood, Karoline Georges, et bien d’autres sont ainsi constamment ramenées vers leurs paires grâce à mes bons soins.

Curieuse, j’ai demandé à la libraire s’il y avait eu une erreur, mais elle m’a dit que, non, ils y étaient sans doute allés par le titre. («Mettez la farine dans un vaisseau de bonne taille et incorporez lentement le lait.») Cependant, en regardant la date de l’achevé d’imprimer, la libraire a sursauté. Elle m’a dit que la vraie erreur était qu’on n’ait pas encore retourné ce livre à l’entrepôt et elle est repartie avec vers l’arrière-boutique sans que j’aie pu dire quoi que ce soit. Ça m’apprendra!

Féminisme

J’avais dit que je reparlerais de féminisme dans ces pages, alors voici.

Le féminisme entretient des liens étroits avec la science-fiction et sa proche parente l’utopie depuis bien longtemps. Dans La Cité des dames, Christine de Pizan (1405) se sert de l’utopie féminine comme d’une parabole afin de démontrer la valeur des femmes. Charlotte Perkins Gilman, dans son utopie de 1915 Herland, décrit un pays secret habité uniquement par des femmes et souligne le conditionnement social lié aux catégories du masculin et du féminin. Plus près de nous, Louky Bersianik, dans L’Eugélionne, exploite les lieux communs de la science-fiction pour montrer l’étonnement d’une voyageuse extraterrestre à la recherche du « mâle de son espèce » et qui ne trouverait sur Terre que sexisme et misogynie. Parmi les premières œuvres qui ont suivi l’invention officielle du terme « science-fiction » (par Hugo Gernsback, paraît, en 1926), on note entre autres « The Conquest of Gola » (Leslie F. Stone, 1931) qui décrit un monde où les genres sont plus ou moins inversés par rapport à la société de l’époque.

La dimension féministe de la science-fiction ou les usages féministes qu’on peut faire de ses thèmes se limitent-ils à la seule utopie féministe ou le simple renversement des rapports socio-sexuels? Parmi les naissances possibles du genre, antérieures au XXe siècle, on cite souvent le roman Frankenstein de Mary Shelley (1818-1831). Certes, on n’a pas toujours considéré Frankenstein comme une œuvre particulièrement féministe et on a parlé des personnages imaginés par Shelley (la créature et son créateur Victor Frankenstein) comme de héros romantiques forcément masculins accablés de solitude et qui éclipsent les quelques rares personnages féminins de l’histoire. Jane Donawerth dans Frankenstein’s Daughters: Women Writing Science Fiction (1997), résume bien la situation : « au début de la science-fiction se tient une femme écrivaine, mais ironiquement celle-ci conçoit une histoire d’homme ». Cependant, elle poursuit en disait que Shelley soulève paradoxalement la question même de l’écriture au féminin en imaginant une science où les femmes ont leur place en faisant une sorte d’équivalence entre le monstre et les femmes-aliens! (Donawerth parle aussi du thème de l’enfant illégitime qui a aussi des ramifications féministes).

On rencontre plusieurs variations sur les croisements entre la robotique et le féminin dans la littérature de science-fiction (et au cinéma aussi!). Parmi les romans et nouvelles d’Élisabeth Vonarburg, il y a par exemple la nouvelle « La maison au bord de la mer ». On retrouve aussi des êtres vivants produits par la génétique dans la série « MaddAddam » de Margaret Atwood, et en particulier dans son roman de 2003 Oryx and Crake (publié en français sous le titre Le dernier homme qui m’irrite un peu par l’utilisation du masculin générique). Dans mon roman Les vaisseaux communicants, j’ai abordé un peu la question, même si ce n’est pas mon thème principal.

En tout cas, dans des textes du genre (il aurait vraiment fallu que je vous parle des récits de James Tiptree Jr., mais je vais juste vous inviter à aller les lire si ce n’est pas déjà fait!) on peut voir comment le contexte littéraire et social contribue au plaisir de la lecture et aux joies de la distanciation (celle de la science-fiction et celle du féminisme).

Tro(m)peries

Dans mon entrée précédente, je parlais de la méconnaissance de la SF par les critiques littéraires. Mais j’ai continué de réfléchir et de retourner les idées dans tous les sens dans ma tête. Je me suis interrogée sur ce que cela signifie de bien connaître la science-fiction et comment les auteurs misent là-dessus. En poussant plus loin, je me suis demandé s’il n’y aurait pas moyen de pousser cette idée et d’utiliser la connaissance du genre contre le lecteur ou la lectrice.

Dans Lector in Fabula, Umberto Eco (vous allez trouver que je suis obsédée, parce que j’en parlais aussi la dernière fois) affirme que le travail de l’auteur est d’organiser sa fiction autour d’une série de codes qui sont connus du lecteur potentiel (idéal) et qui lui permettent d’interpréter le texte de manière optimale. Dans L’empire du pseudo, Richard Saint-Gelais se concentre sur le type d’«encyclopédie» (savoir du lecteur) spécifiques à la science-fiction et comprenant aussi ce qu’on appelle les «fabulas» (ou «isotopies narratives»).

La science-fiction, telle que décrite depuis au moins les années soixante-dix (par Darko Suvin entre autres) est peut-être un genre fondé sur l’«innovation cognitive» entretenant constamment la soif de nouveauté (ou «novum») de son lecteur, elle n’en est pas moins ancrée sur une certaine dose de savoir pré-existant; surtout après au moins un siècle de SF, ce savoir est souvent toujours-déjà science-fictionnel.

Mais qu’est-ce qui arrive lorsque l’auteur, plutôt que d’avoir recours à l’encyclopédie comme à un raccourci narratif, l’utilise pour berner son lecteur; lorsque l’auteur prépare le terrain pour une fabula voire un sous-genre donné pour ensuite soigneusement la détourner? J’ai réfléchi aux récits que j’ai lus dans ma vie, et il m’est venu très vite trois exemples québécois. Je pense entre autres au roman Les voyageurs malgré eux d’Élisabeth Vonarburg, qui se présente d’abord comme une uchronie canadienne classique pour se transformer en histoire extrême de contact avec une entité extraterrestre. Il y a aussi Les jours de l’ombre de Francine Pelletier, où la fabulation de mutation initiale se mue en un récit de la supercherie historique. Dernier exemple (mais j’attends vos suggestions!) «Le pierrot diffracté» de Laurent McAllister : c’est une dystopie urbaine qui se désagrège complètement à la fin pour se changer en l’histoire… de ce qu’il ne faut pas faire dans une histoire; etc. (ce dernier exemple est amusant parce que Yves Meynard, une des deux têtes qui composent le nom de plume McAllister, a aussi fait paraître « Comment ne pas écrire des histoires » dans Solaris!).

Ces exemples de tromperies encyclopédiques, d’histoires qui non seulement s’écartent des isotopies narratives pré-négociées mais s’éloignent du sous-genre pré-établi, montrent comment les auteurs de SF sont habiles à un niveau méta- (d’où les difficultés réelles des profanes à lire de la SF?).

Méfiez-vous de mes prochaines fictions!

Critique littéraire

Si nous avons déjà discuté de littérature ensemble, vous savez ce que je pense de la critique littéraire par rapport à la science-fiction. Combien le manque d’intérêt des critiques pour la SF m’agace, m’indigne ou, au mieux, me laisse perplexe.

Pourquoi on parle si peu de science-fiction dans les chroniques littéraires à la radio et dans les médias? Est-ce que c’est à cause des problèmes de diffusion? J’en doute fort. Mon éditeur fait comme tous les autres : il envoie dûment ses communiqués et ses exemplaires à qui de droit. Et ensuite… le silence. On a un peu parlé de mon dernier roman parce qu’il a été en nomination pour le Prix des collégiens, mais ce fut quand même assez minime. Je pourrais toujours me dire qu’on avait peu parlé de mon recueil de nouvelles de SF parce que la nouvelle ne vend pas, mais je ne parle pas juste de mes œuvres de toute façon. Il y a d’excellents romans de science-fiction qui se publient chaque année, et personne, sauf le public initié, n’en entend parler.

Et quand on parle de SF à la radio, par exemple, c’est pour parler des romans de Stephen King ou J.K. Rowling qui ne sont ni des auteurs d’ici… ni des auteurs de science-fiction!

On peut se dire que la science-fiction est trop difficile à lire lorsqu’on ne connaît pas cette culture, mais ce serait oublier le fait que lesdits initiés ont tous et toutes lu un premier roman de SF à un moment ou à un autre. Est-ce que cela voudrait dire que la SF n’est pas faite pour tous les cerveaux, tous les tempéraments? Cela est sans doute en partie vrai. Mais tous les cerveaux ne sont pas faits non plus pour lire Le pendule de Foucault, et pourtant le roman a été acclamé.

Je pense surtout qu’il y a beaucoup de préjugés et d’idées préconçues. La plupart des gens qui ne lisent pas de SF connaissent ou croient connaître le genre par le truchement du cinéma et pensent sans doute que c’est ce qu’ils trouveront dans les livres, alors qu’il n’y a rien de plus inexact. Je me dis aussi qu’il y a peut-être un peu de paresse (ou une question de manque de temps). Mes statistiques ne sont peut-être pas complètement exactes, mais je dirais que le roman moyen dont on parle dans les chroniques culturelles doit faire à peu près 200 pages alors que le roman moyen de science-fiction avoisine les 400 pages. Quand on a à choisir une œuvre pour sa prochaine critique littéraire, c’est peut-être tentant d’opter pour la plus mince!

Qui veut me raconter une histoire de science-fiction?

Susan Sontag, sortant des questions féministes, se mêle de pornographie et de science-fiction. Selon elle, dans la SF comme dans la porno, on retrouverait un même rapport au temps et à l’espace, les mêmes « paysages anhistoriques et oniriques » et « actions figées dans le temps » (« The ahistorical dreamlike landscape where action is situated, the peculiarly congealed time in which acts are performed—these occur almost as often in science fiction as they do in pornography » : « The Pornographic Imagination », dans Styles of Radical Will, p. 46). Sauf son respect, c’est peut-être une grande auteure féministe, et je réserve mon jugement à propos de la porno, mais elle ne sait pas de quoi elle parle quand elle parle de science-fiction.

Je ne comprends pas comment elle peut décrire l’espace de science-fiction comme un espace hors de l’histoire et relevant du rêve alors que j’ai l’impression que c’est tout le contraire. Les histoires de science-fiction, me semble-t-il, sont extrêmement ancrées dans le temps et dans l’espace, parfois jusqu’à l’excès. Quand on lit les descriptions dans certains romans, on se dit que Balzac n’a qu’à aller se rhabiller avec ses descriptions de tentures faisant des pages entières.

Je pense que Sontag a peut-être lu juste quelques romans de space opera (à la Star Wars, disons) où là, c’est vrai, on se soucie peu de l’échelle du temps. Mais sinon, mon expérience de lectrice me laisse penser que, dès premiers temps, il a été important dans les histoires de SF, de situer l’action par rapport à un passé et à un futur. J’ai le sentiment que c’est même là tout l’enjeu : comprendre comment on peut passer d’ici à là, ou comment ou aurait pu passer d’un ici à un ici alternatif si l’histoire s’était déroulée différemment. Il me semble que c’est de l’hyperhistoire plutôt que de l’anhistoire!

Le nouveau et le novum

On peut faire quelque chose de neuf et d’intéressant sans que cela soit particulièrement science-fictionnel. Ou avant- gardiste. Il y a eu des moments où la science-fiction a croisé de manière plus radicale l’avant-garde et a frayé avec la nouveauté ou le difficilement reconnaissable, et deux de ces moments étaient sans doute ceux de sa double fondation, en 1818 avec le Frankenstein de Mary Shelley, et à la fin des années vingt (1929) lorsque la notion est apparue « en toutes lettres » (sans mauvais jeu de mots par rapport au festival) dans Science Wonder Stories sous la plume de Hugo Gernsback : voilà un moment de nouveauté inattendue projetant l’humanité vers quelque chose qui n’avait pas encore été réalisé. Parmi les autres moments, on retrouve l’époque de la New Wave des années soixante, inspirée de la Nouvelle vague en cinéma, où la science-fiction, après avoir poussé très loin l’exploration de contenus jusqu’à être pratiquement rejointe par la réalité des cosmonautes et des astronautes, était maintenant placée devant la nécessité de renouveler ses formes. Un autre moment fort est constitué par la naissance du mouvement cyberpunk, terme qui n’est pas né sous la plume des écrivains « bizarres » William Gibson ou Bruce Sterling, mais bien après-coup, comme façon d’étiqueter leurs percées en avant.

L’avant-garde comme la science-fiction ne sont pas juste question de nouveauté, mais aussi de déplacement de paradigme. Il faut une nouveauté spéciale, si je puis dire. Il y a une notion de science-fiction utile à cet égard, empruntée à Ernest Bloch par Darko Suvin a la fin des années soixante-dix et souvent reprise: le novum se présente comme le dit Bloch, comme « la nouveauté inattendue qui chasse l’humanité de son présent pour la projeter sur ce qui est encore irréalisé » [« the unexpectedly new, which pushes humanity out of its present toward the not yet realized…a blankness of horizon of consciousness »], donc, en quelque sorte, comme une nouvelle façon de frapper l’imagination par un effet de distanciation cognitive.

L’avant-garde n’est peut-être pas dans la nouveauté, mais elle se trouve dans la volonté d’avoir un regard neuf. Je repense à Borges et à son Pierre Ménard auteur du Quichotte, et je me dis qu’il pourrait s’agir d’une œuvre d’avant-garde en fonction non pas du résultat mais de la situation de communication. D’une certaine façon, on demande, dans un monde idéal, à chaque œuvre de SF d’être à l’avant-garde au sens militaire sinon d’avant-garde au sens esthétique. Mais l’avant-garde est aussi dans l’œil de celui ou celle qui regarde; c’est une question de lecture et d’encyclopédie (au sens ou l’entend Eco). Le novum paraitra plus ou moins sidérant selon les lecteurs. Et certains lecteurs seront frappés d’un excès d’étonnement: « Mais où prenez-vous donc toutes ces idées » demande le visiteur du salon du livre ou de la galerie. « Hélas », doit-on souvent répondre en tant que créateur ou créatrice, « dans les œuvres qui m’ont précédée, excepté peut-être cette petite idée-la ».

Cependant, s’il y a une stupéfaction excessive (ou un manque de sens historique) devant ce qui paraît novateur mais ne l’est pas ou que peu, il y a aussi, à l’autre bout du spectre, l’absence de reconnaissance de l’œuvre dans son ensemble par « excès » de nouveauté. Pour que la nouveauté opère, il faut que l’œuvre soit reçue, à la fois comme nouveauté et comme œuvre tout court, dit Bourdieu qui parle d’œuvres « raisonnables ».

Lorsqu’on lit de la science-fiction, on peut parfois s’étonner qu’elle n’aille pas plus loin. Qu’alors même qu’elle décrit « where no man has gone before » pour citer le credo de Star Trek, elle se présente parfois sous une forme bien peu nouvelle. Mais c’est peut-être qu’il faut doser le novum pour rester en fragile équilibre entre l’ébahissement et l’irreconnaissable.

Des personnages qui ont du caractère

Il est vrai que la science-fiction ne nous a pas toujours habitués à une très grande psychologie des personnages. On peut par exemple penser aux personnages de Van Vogt, d’Heinlein et bien sûr d’Asimov. La science-fiction classique nous a souvent présenté des personnages peu étoffés, à la psychologie convenue, laissant la complexité se tisser ailleurs : dans la profondeur de la réflexion scientifique, sociale ou historique.

La science-fiction nous a aussi proposé des personnages ne sortant pas des stéréotypes socio-sexuels. Je pense en particulier à une nouvelle qui m’avait frappée, à l’époque, je crois qu’elle était d’Arthur C. Clark, lui qui pourtant a livré le récit tout en nuance 2001, l’odyssée de l’espace. Dans la nouvelle à laquelle je pense, le héros est en voyage dans l’espace et ne peut que songer à la façon dont sa femme cuit les saucisses à la maison. (Est-ce que quelqu’un pourrait me retrouver le titre de cette histoire?) Je reparlerai peut-être dans ces pages du sexisme systémique dans la science-fiction d’avant James Tiptree…

Quoi qu’il en soit, les choses ont un peu changé. Alors que le personnage n’était bien souvent qu’une pièce dans le casse-tête scientifique des récits, il est devenu peu à peu un élément essentiel. Plutôt que de le placer là comme figurant, la science-fiction, à partir des années soixante peut-être, s’est mise à s’interroger sur les rapports de l’individu à la technologie.

Moi, en tout cas, quand j’écris, je place les personnages à l’avant-plan. Oui, je fais des recherches préalables, oui, je me soucie de la vraisemblance scientifique, mais pour moi il est plus important d’explorer la dimension psychosociale de ces percées technologiques. Je sais que ce que je dis peut sembler paradoxal : n’ai-je pas écrit un roman entier où les intelligences artificielles sont les personnages principaux? Mais justement, ce qu’il m’intéressait de mettre en scène dans Les vaisseaux communicants, c’est la psychologie de tout ça, entre les IA, entres les humains et entre les humains et les IA, et aussi l’aspect dialectique (important, l’aspect dialectique dans la SF; il faudra que j’y revienne aussi!).